2000/666
2666, ou l’anticipation d’un avenir finalement bien proche qui verrait le XXIème siècle basculer dans la malédiction, offre une méditation sur la mort, le mal et l’histoire et s’intéresse au combat mené par la littérature pour tenter d’y remédier.
Deux nœuds de l’intrigue servent de fil conducteur aux cinq parties successives :
L’auteur Benno von Archimboldi, né en Allemagne dans les années 20 et que personne n’a jamais rencontré malgré son œuvre prolifique
La ville de Santa Teresa au Mexique fortement inspirée de Juares, théâtre de meurtres en série de jeunes filles, mêlant le mal, les crimes, la corruption et l’incapacité de tout un système à empêcher cette barbarie, qui apparait comme un inéluctable et implacable témoin du chaos général imputable aux Hommes.
Les différentes parties sont cinq manières de traiter des morceaux d’une même intrigue et seul le dernier chapitre permet au spectateur de commencer à recoller les morceaux. Ce qui frappe avant tout, c’est véritablement l’aspect épopée, fresque, avec un récit éclaté dans le temps et l’espace et une multitude d’acteurs : quatre universitaires européens animés par la même recherche d’un mystérieux écrivain introuvable, un père qui tente de protéger sa fille du chaos dans lequel il l’élève, un journaliste sportif envoyé au Mexique et qui se retrouve immergé dans les heures sombres de Santa Teresa, des flics machos qui dissertent sur leur rapport aux femmes alors que les meurtres continuent à s’accumuler sans la moindre piste, et enfin, un jeune allemand dans les années 20 qui va être confronté à la montée du nazisme avant de se révéler comme un auteur de génie.
Pour compléter cette galerie de personnages centraux, une foule de personnages secondaires ponctuent certaines scènes : une voyante timbrée engagée dans un show télévisé, une avocate qui monte au créneau pour démanteler le système ou des fêtards sans limite dans une boîte de nuit rythmée en direct par deux DJ, donnant l’impression d’un essaim constant.
Et malgré les digressions incessantes et le fait que seuls 13 comédiens jouent tous les personnages, renforçant parfois le flou qui règne, on ne perd jamais le fil et, bien au contraire, on est happé par chaque détail, chaque univers, chaque personnage qui apporte une nouvelle dimension.
La partie consacrée aux crimes plonge le spectateur dans l’horreur inexorable et, comme aujourd’hui dans les médias, égrène les noms des victimes et la manière toujours plus horrible qui leur a fait trouver la mort, à tel point qu’on finit par lire mécaniquement les noms qui sont déshumanisés pour ne plus faire partie que d’un tout difficilement perceptible tellement il est exorbitant.
Extrait de 2666, « la partie des crimes »
« La morte fut trouvée dans un petit terrain vague dans la colonia La Flores. Elle portait un tee-shirt blanc à manches longues et une jupe de couleur jaune, trop grande, qui descendait jusqu’aux genoux. Des enfants qui jouaient dans le terrain la trouvèrent et avertirent leurs parents. La mère de l’un d’entre eux téléphona à la police, qui arriva sur les lieux au bout d’une demi-heure. […] Ceci arriva en 1993. En janvier 1993. À partir de cette morte, on commença à compter les assassinats de femmes. Mais il y en avait eu sans doute d’autres avant. La première morte s’appelait Esperanza Gomez Saldana et avait treize ans. Mais ce n’était pas sans doute la première morte. C’est peut-être par commodité, parce qu’elle était la première assassinée de l’année 1993, qu’elle se retrouve en tête de la liste. Même si, sûrement, en 1992, d’autres moururent. D’autres qui restèrent hors de la liste ou que jamais personne ne trouva, enterrées dans des fosses communes dans le désert, ou leurs cendres dispersées au milieu de la nuit, lorsque même celui qui les sème ne sait dans quel lieu il se trouve. »
Le nom de Santa Teresa raisonne pour quiconque s’y perd comme une rencontre avec soi-même, ses peurs mais aussi ses doutes et ses interdits et c’est un lieu de perdition pour nombre de personnages du roman qui partent y chercher des réponses au risque de s’y perdre, comme si l’étape était en réalité un point de non-retour. Chaque voyageur, plongé dans cet abîme, se retrouvera comme dans une caverne, seule expérience capable de comprendre les sources du mal, dans un cadre spatio-temporel démultiplié. Ironie, corruption, provocation, enquête, suspense et pots de vin, parfois présents simultanément dans un seul personnage comme ce flic misogyne qui se lâche en déversant son analyse de la situation à Santa Teresa.
Spectacle total, expérience théâtrale forte, émotion intellectuelle et sensorielle à travers le texte fleuve, la musique en direct, la présente d’écrans et de caméras filmant des scènes en direct pour faire ressortir le focus et contribuer à faire entrer le spectateur sur scène, au plus près des personnages.
D’après l’œuvre fleuve du chilien Roberto Bolaño, parution posthume en 2004
Adaptation et mise en scène Julien Gosselin / Cie Si vous pouviez lécher mon cœur
avec Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Tiphaine Raffier
Atelier Berthier
Extrait : http://www.theatre-video.net/embed/KWOPLUeP
Interview Julien Gosselin : http://www.dailymotion.com/video/x4b1t5y