Trilogie crépusculaire
Wajdi propose aujourd’hui une Trilogie d’après Sophocle. Trois pièces pour revisiter trois des grands mythes de Sophocle, comme pour montrer que si l’époque a changé, la tragédie est encore bel et bien présente autour de nous.
On commence par « Ajax Cabaret ». Pour rappel, Ajax est un guerrier qui a décidé de rentrer en guerre contre les grecs qui ont préféré remettre à Ulysse les armes d’Achille. Il est mis au banc de la société et en devient fou. L’intérêt ici est de présenter ce mythe sous forme d’un cabaret. Wajdi nous rappelle que la société des jeux a laissé place au monde du spectacle. Ainsi, Ajax est tout d’abord enfermé dans une boîte tel un chien dans sa niche, et c’est une créature mi-homme, mi-bête qui se jette se scène avec une chaîne au cou. La violence de l’image est contrastée par le contexte. On est dans un cabaret, présenté en live par trois radios qui se déplacent et parlent en canadien de l’intrigue et du destin d’Ajax qui se débat sous nos yeux de spectateurs voyeuristes.
On poursuit avec « Inflammation du verbe vivre », d’après Philoctète. Ce guerrier a été abandonné sur une île sans ressource parce que trop faible, mais il détient toujours les flèches remises par Héraclès et qui sont les seules à pouvoir prendre Troie. Ulysse met en place une ruse pour les récupérer. La proposition de Wajdi est bien loin de cette tragédie. Elle présente l’originalité de se composer essentiellement d’un film duquel le comédien principal s’extraie parfois pour se retrouver en chair et en os sur scène devant le public. Le parallèle vient du fait que ce personnage, écrivain et metteur en scène, alors en séance de travail avec sa troupe, est en proie aux doutes quant à leur prochaine création. Seule solution : s’échapper du cours naturel de la pièce pour remonter aux origines, partir à la découverte de ce qui l’a fait et refaire le chemin qui l’a mené jusque-là. On est à la limite entre théâtre et cinéma. La mise en scène n’apporte pas grand-chose. Lorsque le comédien sort de l’écran, il se retrouve sur une scène vide. Ce rite initiatique recèle néanmoins de quelques scènes intéressantes, notamment lorsqu’il se retrouve confronté à des meutes de chiens errants ou perdu au milieu d’une décharge ou d’un village fantôme. On peut ressentir ce à quoi doivent faire face certains migrants en quête de sens sur une terre d’accueil bien souvent hostile.
On termine avec « Les larmes d’Œdipe ». Cette figure emblématique de l’œuvre de Sophocle est de loin la plus connue. Il s’agit ici de la toute fin. Après avoir, sans le savoir, tué son père et couché avec sa mère qui lui donnera deux filles, Œdipe ne peut survivre à son destin tragique. Il se crève et les yeux et se fait bannir. Lors de son dernier jour, il se recueille à l’écart du monde avec pour seule oreille sa fille Antigone, le coryphée chantant la complexité de son destin. Ici, le jeune chanteur vient transmettre les nouvelles de la tragédie qui se joue en ville, alors qu’un jeune garçon s’est fait tuer par des policiers. Ces trois âmes égarées et perdues pleurent sur la beauté révolue d’un monde en perdition. La mise est scène épurée au maximum (trois ombres derrière un rideau éclairées par une lumière rouge) donne une forte impression de crépuscule, du jour, d’une vie, d’une civilisation.
Je suis définitivement marquée par la tétralogie « Le sang des promesses » qui reste selon moi très au-dessus de toutes les propositions suivantes du metteur en scène canadien, par la violence et la modernité des trajectoires proposées et par des mises en scène tout à fait surprenantes (« Incendies » et « Ciels » en particulier). Si l’ensemble des quatre pièces se valaient et avaient eu sur moi l’effet de quatre coups de poing successifs, cette nouvelle proposition à plusieurs tableaux reste en partie agréable à regarder mais beaucoup plus intellectualisée et moins forte. Peut-être faudrait-il (re)lire les pièces de Sophocle pour bénéficier pleinement de cette réécriture contemporaine. Espérons que la programmation à la Colline, dont il est désormais le directeur, ne confirmera pas qu’il est bien loin, le temps des promesses.
D’après Sophocle
Texte et mise en scène : Wajdi Mouawad
Ajax Avec Jean Alibert, Nathalie Bécue, Jérôme Billy, Victor de Oliveira, Bernard Falaise, Jocelyn Lagarrigue, Patrick Le Mauff, Igor Quezada
Inflammation Avec Wajdi Mouawad, Dimitris Kranias
Œdipe Avec Jérôme Billy, Charlotte Farcet, Patrick Le Mauff