Roméo & Juliette, éphémères devant l'éternel
Roméo et Juliette, pièce la plus connue de Shakespeare, que j’ai eu l’occasion de voir dans de nombreuses mises en scène (notamment l’exceptionnelle version d’Alexis Michalik interprétée par trois jeunes comédiens), mais jamais à la Comédie Française et pour cause, ce chef-d’œuvre n’y avait pas été joué depuis 1954. C’est aujourd’hui Eric Ruf, administrateur de la maison de Molière, qui livre sa version de Shakespeare.
L’histoire n’a pas pris une ride. Dans la cité antique de Vérone, les familles Capulet et Montaigu se vouent une haine ancestrale. Selon la bonne vieille règle du « œil pour œil, dent pour dent », chaque camp se livre une bataille continuelle au fil des générations sans que l’on puisse envisager une réconciliation. Les origines du conflit s’estompent au fil du temps, pour ne plus laisser que la violence et la souffrance en héritage. Alors, quand le jeune Roméo Montaigu s’éprend de la jolie Juliette Capulet, l’issue ne peut être que fatale. Cette pièce, c’est le contraste entre la naïveté adolescente des deux amoureux et la violence complexe des rapports entretenus par leur famille respective qui va les conduire à leur perte. La résonnance avec des conflits actuels donne toute son actualité et son universalité à la pièce qui n’a rien perdu de sa force. Dans chaque clan, les individualités se précisent et chacun se positionne par rapport à ses valeurs, ses préoccupations et ses priorités. Roméo et Juliette préfèrent mourir d’amour que ne pas être libres d’aimer celui qu’ils ont reconnu comme leur alter-ego. Prêts à mourir plutôt que vivre mal, ils sont sans concession. La question demeure : les deux familles, suite à ces destins tragiquement liés à jamais, parviendront-elles à prendre la responsabilité de ce drame et à enterrer leurs querelles ou bien en profiteront-elles pour se déchirer un peu plus encore ?
La mise en scène est spectaculaire, jouant à merveille avec la profondeur du plateau, autour de majestueuses colonnes de marbre, puis avec la hauteur lorsque Juliette est enterrée dans les profondeurs du caveau familial entourée de ses ancêtres momifiés. Les chants italiens du début laissent rapidement la place à un silence glacial, entre les courants d’air et les joutes verbales cinglantes. La simplicité des costumes, modernes et classes, ne fait que renforcer l’évanescence des personnages, puisqu’à peine ont-ils posé le pied sur la scène, ils sont déjà voués à la mort prochaine et inéluctable vers laquelle on les précipite. Les jeunes amoureux apparaissent comme des anti-héros, comme s’ils ne portaient pas les luttes familiales de leurs aïeux mais revendiquaient simplement le droit d’être eux-mêmes et de vivre libérés du symbolisme qu’on leur a imposé. Roméo est bougon et un brin dépressif, tandis que Juliette s’impose avec sa détermination. On retrouve avec plaisir Claude Mathieu dans le rôle de la nourrice bienveillante, Danièle Lebrun en mère soumise aux décisions de son mari autoritaire et Laurent Lafitte dans un Benvolio fougueux et impulsif. Un grand moment de théâtre, aussi esthétique que bouleversant.
De William Shakespeare
Mise en scène Eric Ruf
Avec Claude Mathieu, Michel Favory, Christian Blanc, Christian Gonon, Serge Bagdassarian, Pierre-Louis Calixte, Suliane Brahim, Nâzim Boudjenah, Jérémy Lopez, Danièle Lebrun, Elliot Jenicot, Laurent Lafitte, Didier Cendre
Comédie Française, 5 décembre 2015 au 30 mai 2016