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Eugénie, pas bel(le) et bien née



En plein Téléthon, quoi de mieux que d’aller voir Eugénie, la nouvelle création de Côme de Bellescize, deuxième volet, après Amédée, du diptyque consacré au handicap. Et cette fiction est tellement juste et réelle, qu’elle nous bouleverse tout autant qu’un témoignage livré en direct. On est dans la ligné de Wajdi Mouawad, en abordant un sujet extrêmement grave avec une touche d’humour.

Très intelligemment, la pièce s’ouvre comme une comédie, un homme hésite entre deux imprimantes tandis que la femme du vendeur vient le solliciter pour mettre à profit la fenêtre de fertilisation pendant laquelle ils sont aptes à procréer. Jusque-là, on ne comprend pas forcément le lien. Et pourtant, toute la pièce et l’ensemble du sujet tient déjà dans ces premières minutes. L’acheteur hésite entre la photocopieuse esthétique et la photocopieuse fonctionnelle, celle qui reproduit le mieux, à l'identique, ce qui ouvre sur un magnifique dialogue à double sens en faisant le parallèle entre cette machine et l’appareil reproducteur masculin. Un couple dans son désir d'enfant qui cherche en réalité à engendrer un être à leur image, à l'identique. S’ensuit un débat sur l’art presque mathématique de Mondrian, par opposition à la peinture torturée de Pollock, arguant qu’il est impossible de préférer le second au premier. La mise en scène est admirablement déployée dans un décor extrêmement original, mobile et efficace. L’auteur choisit d’aborder un sujet grave et sensible sous un angle comique. Citons la tirade du futur papa au moment de mettre sa petite graine dans un flacon et qui souhaite remettre un peu de poésie dans cet acte médical en inventant un conte plutôt que de regarder un film porno. Evoquons aussi la future grand-mère, exceptionnellement interprétée, et qui incarne la féministe, la femme libérée qui dit ce qu’elle pense, qui exprime haut et fort tout ce qui lui passe par la tête et qui trouve déjà anormal que sa fille veuille avoir un enfant, tout normal qu’il soit.

On rit et on embarque sans même s’en rendre compte dans ce conte sur l’anormalité. Et chacun de se mettre à la place impossible de ce couple qui doit faire un choix infaisable. Oui, ils veulent un enfant depuis longtemps. Oui, ils le veulent à tout prix. Mais un enfant fantasmé, pas forcément n’importe quel enfant, pas un enfant défectueux, qu’on ne peut rendre au magasin comme une poupée mal finie…


Originalité supplémentaire qui fait la force incontestable de cette pièce, c’est l’incarnation de l’enfant à venir par une comédienne en chair et en os (merveilleuse Estelle Meyer qui incarne aussi la grand-mère) comme pour bien nous rappeler que cet enfant à naître est déjà définitivement présent, vivant, parmi nous. Réel et imaginaire s’entremêlent faisant la part belle aux métaphores. L'auteur a voulu « une forme qui serve au mieux le chaos » qu'il décrit. Une relation se tisse entre Eugénie (bébé dans le ventre, petite fille en devenir, handicapée potentielle) et sa maman, qui s’y attache contre l’avis de tous. Une brigade de moralité débarque pour l’achever : pas de place au flash-back ici mais des projections de la vie qu’elle aura. La mère est enfermée derrière les barreaux du berceau et assiste, désœuvrée, à l’avenir qui l’attend. Paroxysme de l’insoutenable lorsqu’un père jette un œil de dégoût à Eugénie avant de reprocher à sa mère d’exposer ce monstre aux enfants normaux qui n’ont rien demandé à personne. La future maman, prisonnière de son dilemme supplie d’arrêter ce supplice prospectif. On touche au drame dans tout ce qu’il a de plus théâtral.



C’est cruel, drôle, attendrissant, bouleversant. Peu importe au final son choix et l’issu de ce coup de théâtre. L’essentiel est ailleurs, dans l’appréhension de l’anormalité, de la différence, du regard des autres, de la fragilité du couple qui traverse une épreuve, du voyage intérieur que l’on débute lorsque nos repères sont perturbés. L’éthique, au cœur de l’humain. A voir, absolument.


Texte et mise en scène : Côme de Bellescize

Avec Philippe Bérodot, Jonathan Cohen, Éléonore Joncquez, Estelle Meyer pour une galerie de personnages

Théâtre du Rond-Point et tournée en 2016

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