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Dresser des ponts pour ne pas les couper

Vu du pont. Du pont de Brooklyn certainement. Lorsque les trois panneaux qui séparent le public de la scène centrale se lèvent, on plonge réellement dans l’histoire écrite par Arthur Miller il y a plus de cinquante ans et qui n’a pas pris une ride. La scène microscopique, ne fait que renforcer le sentiment d’enfermement et d’étouffement. Pourtant, les premières minutes de la pièce semblent plutôt paisibles : Eddy Carbone, docker en fin de carrière, est parvenu à construire un équilibre précaire pour sa femme Béatrice et leur jeune nièce Catherine sur laquelle il a promis de veiller. Mais on perçoit vite que son amour est comme une cage autour de la jeune fille. Alors qu’elle baignait dans l’insouciance de ce foyer chaleureux et à l’abri des réalités concrètes du monde dans lequel elle évolue, l’arrivée de deux cousins italiens de Béatrice, qui ont immigré pour fuir la pauvreté dans leur pays, achèvera de lui faire déployer ses jeunes ailes vers un ailleurs. Malheureusement, seul le public peut prendre du recul et assister, impuissant, à la tragédie annoncée.


La seule entrée dans cette fosse se fait par la porte de la maison sur la gauche. Les hommes, affaiblis et terrorisés, vont se livrer une guerre sans merci pour préserver leur zone vitale respective. Catherine devient le centre de tous les intérêts, le cœur des enjeux. En effet, l’état d’esprit des deux immigrés est bien différent. Si Marco ne pense qu’à son retour auprès de sa femme et sa famille dès qu’il aura réuni assez d’argent, son jeune acolyte Rodolpho, exprime très clairement sa volonté de s’installer et de faire sa vie en Amérique, sans cacher son attirance pour la pétillante Catherine. Eddy, en protecteur avisé, voit d’un très mauvais œil cet amour balbutiant et, persuadé que les intentions de Rodolpho sont malsaines, il se débat, seul contre tous, pour tenter de repousser l’échéance pourtant évidente.

On se prend d’affection pour cet homme paternel qui est prêt à tout par amour, sans prendre la mesure des conséquences de ses actes qui seront aussi désastreuses qu’irréversibles. On comprend son point de vue bien qu’il soit indéfendable. On est choqué de ce qu’il fait, mais on ne peut le condamner tant les œillères de l’amour lui font perdre son sens critique. On s’attache à chaque personnage qui avance comme il peut ses pions sur l’échiquier d’une partie dont personne ne maitrise les règles. Seul le personnage de l’avocat semble en mesure d’avoir un regard objectif sur la situation, sans pour autant empêcher Eddy de partir à la dérive. Vu du pont de son statut et de son expérience, il comprendra avant les autres l’aboutissement de ces rouages compliqués qui mêlent honneur, justice, loi et valeurs familiales.


La tragédie familiale écrite par Arthur Miller prend sa pleine mesure grâce à la brillante mise en scène minimaliste et délicate d’Ivo Van Hove. Charles Berling est saisissant de justesse dans cette partition d’amour destructeur, à la fois protecteur et incestueux. Caroline Proust interprète avec pudeur et retenue le rôle de la femme devenue transparente et qui assiste impuissante à la chute folle de son mari sans jamais sombrer dans la jalousie vis-à-vis de sa nièce. Le déroulement du temps est très habilement maitrisé, faisant monter la pression crescendo jusqu’au mot de trop, la ligne blanche derrière laquelle l’humanité n’a plus sa place. La dignité réduite à néant, l’homme réduit à l’état d’animal et la mise à mort dans un bain de sang. Dépassé par les évènements, submergé par son amour, Eddy ne supporte pas de ne plus maîtriser l’univers qu’il a mis des années à construire. A mesure qu’il se renferme dans sa folie paranoïaque, la jeune Catherine s’ouvre au monde, se libère des chaînes de l’amour familial et s’affirme en tant que jeune femme.


On suit avec passion et angoisse le déchirement de cette intimité déversée sur la place publique, servie par des acteurs à fleur de peau. Le texte formidable permet de sortir du cadre du Brooklyn des années 50 pour toucher à l’universalité du propos. Alors que l’immigration reste au centre des polémiques actuelles, cette fiction captivante nous plonge dans les conséquences humaines d’une cohabitation forcée qui peut s’avérer dramatique lorsqu’elle n’est pas comprise, et nous montre à quel point les enjeux sont énormes. La violence des propos et des réactions ne peut que nous interpeller et nous amener à réfléchir sur l’autre et sur la place qu’on est prêt à lui donner pour vivre ensemble.



d’Arthur Miller

Mise en scène Ivo van Hove

Avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust

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